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Le retour de Misery. Il n’éprouva rien. Il songea qu’un homme qui vient juste de se trancher la main avec une scie à ruban ressentait peut-être cette même impression de néant tout en regardant le sang jaillir de son moignon avec une surprise horrifiée.
« Oui ! » Sa figure brillait comme un phare. Elle serrait ses mains puissantes entre ses seins. « Ce sera un livre rien que pour moi, Paul ! Le seul et unique exemplaire du dernier de la série des Misery ! Je posséderai quelque chose que je serai la seule au monde à avoir ! Les autres pourront faire des pieds et des mains, jamais ils ne l’auront ! Pensez à ça !
— Misery est morte, Annie. » Mais déjà, à son immense stupéfaction, il se disait : Je pourrais la faire revenir.
Cette pensée le remplit d’un écœurement fatigué, sans constituer une réelle surprise. Après tout, un homme capable de boire l’eau savonneuse d’un seau devait l’être de faire un peu d’écriture dirigée, non ?
« Non, elle n’est pas morte », répondit Annie d’un ton rêveur. « Et même si elle l’était… Quand j’étais tellement fâchée contre vous, je savais qu’elle n’était pas réellement morte. Je savais que vous ne pourriez pas la tuer vraiment. Parce que vous êtes bon.
— Vous croyez ? » dit-il tout en contemplant la machine à écrire.
Celle-ci lui grimaça son sourire. On va enfin savoir jusqu’à quel point tu es bon, vieille branche, murmura l’engin.
« Bien sûr !
— Je ne sais pas si je vais pouvoir m’asseoir dans ce fauteuil, Annie. La dernière fois-
— La dernière fois vous avez eu mal, je m’en doute bien. Et ce sera pareil la prochaine fois. Pire même, peut-être. Puis arrivera un jour – et ce ne sera pas long, même si vous avez l’impression du contraire – où ça vous fera un peu moins mal. Puis encore un peu moins mal. Puis encore un peu moins mal.
— Puis-je vous demander quelque chose, Annie ?
— Bien sûr, mon cher.
— Si je vous écris cette histoire-
— Ce roman ! Un grand et beau roman comme tous les autres – peut-être même plus gros ! »
Il ferma les yeux un instant, puis les rouvrit.
« D’accord, si je vous écris ce roman, est-ce que vous me laisserez partir quand il sera terminé ? »
Pendant quelques instants, une expression qui trahissait son malaise s’attarda sur le visage d’Annie ; puis elle le regarda attentivement.
« Vous parlez comme si je vous retenais prisonnier, Paul. »
Il ne dit rien, se contentant de la regarder.
« Je pense que lorsque vous l’aurez terminé, vous serez capable de… de supporter la tension de rencontrer de nouveau d’autres personnes, reprit-elle. C’est ce que vous vouliez entendre ?
— Oui, c’est ce que je voulais entendre.
— Eh bien, honnêtement, j’avais entendu dire que les écrivains étaient égocentriques, mais je n’aurais pas cru que cela voulait aussi dire ingratitude ! »
Il continua de la regarder, et au bout d’un moment elle détourna les yeux avec impatience, un peu désarçonnée.
Finalement il dit : « Je vais avoir besoin de tous les livres de la série des Misery. Je n’ai pas ma concordance avec moi.
— Je les ai tous, évidemment ! protesta-t-elle. Qu’est-ce que c’est qu’une concordance ?
— Oh, un fichier de feuilles volantes où j’ai tout ce qui concerne Misery. Les personnages, les endroits, les dates, surtout, mais classés selon plusieurs entrées qui se recoupent. L’historique des uns et des autres… »
Il s’aperçut qu’elle l’écoutait à peine. C’était la deuxième fois qu’elle montrait ne manifester aucun intérêt aux trucs de métier, aux techniques qui auraient passionné une classe d’apprentis écrivains. Cela tenait à l’espèce de simplicité de sa nature, songea-t-il. Annie Wilkes était typique de ses lectrices : une femme qui adorait les histoires mais n’éprouvait pas la moindre curiosité pour les mécanismes qui permettaient de les écrire. Elle était l’incarnation de ce type victorien, le Fidèle Lecteur. Elle ne voulait pas entendre parler de ces recettes de cuisine, concordance, indices, parce que pour elle, Misery et les personnages qui l’entouraient étaient parfaitement réels. Ces détails ne signifiaient rien pour elle. Elle aurait manifesté davantage d’intérêt s’il lui avait parlé d’un recensement dans le village de Little Dunthorpe.
« Vous aurez bien entendu vos livres. Ils sont un peu cornés, mais c’est le signe qu’on les a beaucoup lus et beaucoup aimés, non ?
— En effet », répondit-il. Pas besoin de mentir, cette fois. « C’est très vrai.
— Je vais étudier la reliure, fit-elle, l’air rêveur. Je relierai moi-même Le retour de Misery. En dehors de la bible de ma mère, ce sera mon seul véritable livre.
— C’est une bonne idée », fit-il pour dire quelque chose. Il avait un peu mal au cœur.
« Je vais sortir maintenant pour que vous puissiez réfléchir à l’histoire. Comme c’est excitant ! Vous ne trouvez pas ?
— Oui, Annie, tout à fait excitant.
— Dans une demi-heure je reviens avec du blanc de poulet, de la purée de pommes de terre et des petits pois. Même un peu de gelée parce que vous avez été un bon garçon. Et je ferai attention à bien vous donner vos médicaments à l’heure. Vous pourrez même avoir une gélule supplémentaire la nuit pour mieux dormir. Je veux être sûre que vous dormirez bien, parce que demain il faudra se mettre au travail. Et je parie que vous guérirez plus vite en travaillant ! »
Elle alla jusqu’à la porte, s’y arrêta un instant et, grotesque, lui envoya un baiser du bout des doigts.
La porte se referma derrière elle. Il refusait de regarder la machine à écrire et réussit à résister pendant un certain temps ; mais en fin de compte il ne put empêcher ses yeux de se porter sur elle. Elle trônait sur la commode, ricanante. L’examiner était un peu comme regarder un instrument de torture – brodequins, gril, estrapade – qui ne serait (temporairement) pas en service.
Je pense que lorsque vous l’aurez terminé, vous serez capable de… supporter la tension de rencontrer de nouveau d’autres personnes.
Ah, Annie, vous me mentiez et vous vous mentiez. Je le savais, et vous le saviez aussi. Je l’ai lu dans votre regard.
La perspective limitée qui s’ouvrait maintenant devant lui était extrêmement désagréable : six semaines d’existence à subir la souffrance physique de ses os brisés et à supporter de nouveau la présence de Misery Chastain, née Carmichael, avant un enterrement hâtif au fond du jardin. À moins qu’elle ne donne sa dépouille à dévorer à Misery la truie – manière de lui rendre justice, en somme, aussi sinistre et horrible qu’elle soit.
Alors ne le fais pas. Rends-la folle. À l’heure actuelle c’est une véritable bouteille de nitroglycérine ambulante. Secoue-la un peu. Fais-la exploser. Tout plutôt que de rester ici à souffrir.
Il essaya de regarder le fouillis des S et des L au plafond, mais bientôt – bien trop tôt – ses yeux revinrent à la machine à écrire. Toujours carrée sur la commode, muette, épaisse, lourde de mots qu’il ne voulait pas écrire, souriant de son sourire édenté.
À mon avis tu n’en as pas très envie, mon vieux. Quelque chose me dit que tu préfères rester en vie, même si ça fait mal. Si cela signifie un énième rappel de Misery, tu le feras. Du moins tu essaieras ; mais il faudra tout d’abord te colleter avec moi… et j’ai l’impression que ta tête ne me revient pas.
« Comme ça on est à égalité », maugréa Paul.
Cette fois-ci il tenta de regarder par la fenêtre ; il y avait une nouvelle chute de neige. Une fois de plus, néanmoins, il se retrouva en train de contempler la machine avec une fascination avide et morbide, sans même avoir eu conscience que ses yeux avaient bougé.